Mon installation à Paris a été plus douce que je ne l’imaginais. Le déménagement s’est bien passé et mes parents ont été d’une aide salvatrice. Quand ils sont repartis vendredi matin, je me suis senti véritablement étrange. C’était la première fois que je ressentais cet espèce de vide intersidéral dont je n’apercevais pas le fond. Non pas que mes parents allaient me manquer et que l’éloignement de ma famille me ferait souffrir, j’ai depuis longtemps vécu loin de chez eux, mais plutôt cette sensation de vacuité soudaine et totale qui s’est emparée de moi m’a plongé dans une tétanie dont j’ai eu du mal à me défaire. Seul dans mon petit 14 mètres carré, je ne comprenais plus très bien pourquoi j’étais là, ce que je devais y faire et comment commencer. Je n’ai pas eu (ce que j’espérais) cette folle excitation d’une vie indépendante et totalement free style qui pourtant commençait à me manquer mais au contraire, j’avais devant moi un éventail de possible trop grand et inaccessible que j’ai vu se ratiociner jusqu’au néant. Le zéro et l’infini ne font qu’un. Après deux ans de vie de couple je crois avoir oublié les réflexes naturels, les systématismes quotidiens et une organisation du temps qui ne se construit pas en fonction du temps de l’autre. C’est incroyable comme je n’arrivais plus à me souvenir comment était ma vie lorsque je vivais seul. Qu’est-ce que je faisais de mes journées ? Comment je me faisais à manger ? Est-ce que j’avais un rythme sain (couché à heure raisonnable, trois repas par jour etc…) ? Est-ce que j’étais heureux ? Ces deux ans de vie en couple ont annihilé toute cette vie là, il y a eu formatage et réinstallation du système qui ne me laissait plus la possibilité de revenir en arrière.
Donc j’étais là dans cet appartement/chambre à me demander comment j’allais pouvoir occuper les quelques 16 heures que constituent une journée. J’irais au cinéma certes mais modérément. Il faut que j’écrive également mais bon il faut me laisser le temps de m’adapter, je ne peux m’y mettre immédiatement. Donc je me retrouve avec un trop plein de temps libre dont je ne sais que faire. Petit à petit je commence à l’utiliser, à voir la potentialité qu’il contient mais cela prend son temps et je sais que ça ne sera pas immédiat. La seule certitude absolue que m’a apporté ce premier week-end de solitude c’est la nécessité physique du travail. J’ai besoin de travailler. N’importe où, n’importe quoi mais mettre mon corps en mouvement, lui donner un objectif autre que de s’asseoir devant un écran. J’ai une fois de plus la violente nostalgie de Pomona, travail pénible s’il en est mais où le corps exultait dans toute sa puissance jusqu’au soir où une fatigue singulière et unique, que je n’ai ressenti depuis, l’enveloppait dans un linge de coton moelleux et lui offrait un relâchement total et gratifiant. Je sais que le jour où je retravaillerais je serais le premier à m’en plaindre mais je sais aussi, que ça m’est devenu nécessaire pour me sentir bien.
Mon installation ici, toute douce qu’elle fut, a été cependant marquée par un événement que je ne qualifierais pas d’étrange sinon de surréaliste. C’était samedi matin. Je me suis rendu au magasin Tati de Barbès, espèce de bazar géant où l’on trouve de tout pour des prix dérisoires. Après y avoir fait mes achats pratiques (un balai, des pantoufles, un pantalon) je me promenait tranquillement en remontant vers Pigalle. Soudain je croise sur ma droite un homme qui joue à faire tourner trois petites soucoupes noires sur deux gros cartons. En dessous de l’une des soucoupes une pastille blanche. L’homme, jeune, lunettes noires, tient dans sa main une liasse de billet où domine le orange des billets de 50 €, parsemée ça et là du vert des 100 €. Les paris sont ouverts. Il suffit de mettre son doigt sur la soucoupe où l’on pense qu’il y a la pastille, de mettre la mise et d’en empocher le double. Je regarde sincèrement fasciné de voir ce stand de jeu clandestin en plein milieu de la rue, m’étonnant de la véracité d’une telle chose vue dans les films. Atour du croupier, une jeune femme et un homme d’une cinquantaine d’année jouent, les yeux rivés sur les pastilles qui se mélangent, passent l’une sur l’autre, se retournent et s’emmêlent. Je les vois sortir de leurs poches des billets de 50 ou 100 €, jouer, gagner, perdre à une vitesse dépassant l’entendement. Je reste un moment sans bouger à regarder le spectacle et je réalise que je trouve la pastille blanche à chaque fois. Que potentiellement j’ai déjà gagné. Mû par un étrange phénomène physique, moi qui ne suis absolument pas joueur, je sors mon portefeuille et sort 20 €. Le croupier me dit qu’il faut mettre 50 € minimum, argent que je n’ai pas sur moi. Je sors donc un deuxième billet de 20 dans l’espoir qu’il accepte ma mise. Conciliant, il prend mes billets et commence à faire tourner les soucoupes. Quand les trois soucoupes s’arrêtent je pointe immédiatement celle qui a la pastille blanche sans aucune once d’hésitation. Il la retourne et bien évidemment, je perds. Un peu sonné je cherche à comprendre. Comment, premièrement, ai-je été aussi con pour jouer 40 € comme ça dans la rue et comment, deuxièmement, ai-je pu perdre alors que l’instant d’avant je faisais un sans faute ? Avant que j’ai pu reprendre mes esprits le croupier, ramasse soudain ses soucoupes et se barre en courant ayant visiblement aperçu la police. Dégoûté, je me dirige vers le métro, tentant d’avaler ma stupide défaite quand le quinquagénaire joueur me rattrape et me dit d’attendre « qu’il va revenir« . Je lui explique que j’ai suffisamment perdu d’argent. Que de toutes façons je n’ai plus rien dans mon portefeuille et que c’est pas pour moi ces trucs là. On parle un moment, il me dit qu’il est commerçant dans le coin, qu’il est joueur, que tout ça l’amuse. Le mec est marrant, il a la gouaille et un détachement par rapport à tout ça que j’admire sincèrement. Alors qu’on parle on aperçoit le tourne la soucoupe et elle désespérément noire. Le choc que me procure cette sinistre déconvenue est assez inimaginable. Bouché bée, au milieu de la rue, avec mes sacs Tati contenant des pantoufles et surtout un balai encombrant et ridicule, j’ai l’impression que tout ça n’est pas vraiment réel, que je rêve. Une espèce de rage terrible contre moi-même se met à gronder et je ne peux décemment pas partir comme ça. Je retourne donc au distributeur où, grâce à Dieu, ma pauvreté ne me laisse retirer que 50 €. Je fais dans ma tête des calculs improbables sur la façon que je vais avoir de récupérer mon argent, la mise à mettre. Pensant me refaire j’arrive très confiant devant le croupier avec mes derniers 50 € sur lesquels je fonde absolument tout mes espoirs. Une fois de plus je laisse quelques rounds d’observation pendant lesquels mon ami quinqua perd puis gagne alternativement quelques centaines d’euros et où la jeune fille du début, l’air un peu camée mais les poches bien garnies, joue dans une exaltation extrême mais toujours avec le sourire comme si tout ça n’avait aucune importance. Et moi, pour la troisième fois, je jette mon dévolu sur une petite soucoupe noire, celle du milieu. L’espèce de tension que j’ai ressenti entre le moment où je l’ai pointé du doigt et où il l’a retourné avait quelque chose d’incroyable, c’était quasiment une question de vie ou de mort. Evidemment je perds. Point de pastille blanche. Que dalle. Je ne me vois pas dans un miroir mais je me sens d’une pâleur quasi transparente. Dans ma tête ronfle un énorme bourdonnement qui me donne l’impression de ne pas être vraiment là. Mes yeux regardent dans le vide. Je sors de ma torpeur quand une fois de plus le croupier part en courant enfilant dans sa poche sa liasse de billets dans laquelle se perde mes 190 €. Mon ami quinqua me dit de ne pas rester là, « on sait jamais« . Alors je m’insère dans la foule chaotique du trottoir et me dirige tel un zombie vers le métro. Il me dit qu’il a perdu 140 € mais qu’il s’en fout, qu’il est joueur. Ces paroles anodines me résonnent violemment dans la tête. Je le quitte un peu vaseux et m’enfonce dans le métro bondé, absent de moi-même.
Sans vraiment exagérer cet évènement m’a littéralement traumatisé. J’ai toujours la prétention de connaître la valeur de l’argent. Cela vient de mon éducation. Mon père m’a appris très tôt ce que représentait 10 francs, 100 francs et comment l’argent était difficile à gagner. Or je venais, en l’espace de quelques minutes, de jeter à la poubelle toute cette éthique qui m’a toujours guidée dans la gestion financière de ma vie et plus profondément dans la conception même du travail et de la valeur des choses. Je venais de me trahir moi-même et surtout de le trahir lui. Et ça m’était insupportable. Je repensais sans arrêt à ce que m’avait dit le commerçant, qu’il s’en fout, qu’il est joueur. Ce profond détachement par rapport à l’argent me fascinait et je l’enviais véritablement. Mais l’instant d’après je pensais à la vie d’un smicard qui gagne ses 1000 € par mois et dont je venais de perdre quasiment une semaine de travail pour rien et ça me mettait dans une colère sinistre.
Au delà du fait que je vais devoir vivre avec 190 € en moins et que mon compte a dû être renfloué par des comptes annexes que je m’étais juré de ne toucher qu’en cas de nécessité absolue, quelle ironie, c’est véritablement un conflit moral quasiment philosophique qui s’est posé à moi. J’ai réalisé à quel point l’argent était devenu impérieux dans ma vie. A quel point chaque euro, cette valeur numéraire parfaitement abstraite constituait quelque chose d’important alors qu’effectivement son abstraite valeur ne devrait en aucun cas supplanter ce qui constitue les fondements de la vie humaine. Mais j’ai passé le week-end à m’imaginer ce que j’aurais pu m’offrir avec 190 € dans un pur esprit consumériste et possessif totalement vain. En même temps je dis ça parce que j’ai la chance d’avoir un peu d’argent à côté qui a pu immédiatement boucher le trou mais je me rends compte comment l’argent nous tient tous par les couilles et c’est assez répugnant d’imaginer que dans le top 3 des aspirations des gens, « gagner beaucoup d’argent » doit monter ou descendre entre « l’amour, la famille » et « la santé ». J’aimerais bien retrouver le con qui a inventé ce concept et lui montrer jusqu’où on en est arrivé. Il paraît que tout a commencé le jour où un type a tracé un carré sur le sol pour délimiter sa propriété.
Alors je ne dirais pas que je suis content de cette expérience parce que putain il va falloir réparer les dégâts et faire pas mal de concessions durant les mois à venir mais je crois qu’au final elle aura été empiriquement bénéfique et formatrice. Dans tout les cas, je risque de m’en souvenir longtemps comme de l’élément fondateur de mon arrivée à Paris.
Il va sans dire que si mon père lit ça, il me décapite. Et j’ai dit à Gin que j’avais perdu 150 €, pas eu le courage de tout lui avouer. Si elle passe par là, qu’elle pardonne cette faiblesse un peu honteuse.
Bon il ne faut pas que je m’étonne si personne ne me lit, vu la longueur de mes textes… Mais bon je ne vais pas me mettre à faire des compromis ici aussi !
Enfin bref, je suis pas joueur mais je m’en fous…